Exposition – « Avant juillet 2015… Cuba », photographies d’Alain Villain [Déc. 2015]

Avant juillet 2015… Cuba

Photographies d’Alain Villain

15 au 24 décembre 2015, tous les jours de 16h à 21h

Portraits, scènes de rue… Il s’agit de regards croisés, d’histoires sans paroles saisies durant un voyage en 2012 à travers l’île de Cuba.
La société mulata qui impressionna tant Federico Garcia Lorca est une réalité très perceptible. L’apport hispanique intimement mêlé à la composante africaine a donné naissance à la culture cubaine originale et unique. L’insularité a fait le reste et permis à ce peuple de se forger une identité affirmée qui confère aux Cubains, en dépit de leurs différences, de leur opposition ou non au régime en place, un sentiment d’appartenance à la même nation. Il se dégage de la population un indiscutable élan de fierté d’être Cubain. L’accord intervenu le 20 juillet 2015 entre Cuba et les États-Unis marque incontestablement un profond changement politique, économique et culturel.

Seront également présentés dans cette exposition différents objets du Brésil : des céramiques de l’ile de Marajo,   des masques de terre du Nordeste, et des objets d’art populaire.

Carnet de voyage « Avant juillet 2015… Cuba »

Notre propos est d’évoquer un parcours personnel, celui de notre voyage à Cuba, autour d’une soixantaine de photos choisies par Hélène Aziza. Nous espérons que ces photos parlent d’elles-mêmes et qu’elles pourront éventuellement susciter un échange d’idées sur cette île qui ne laisse personne indifférent. Nos motivations étaient multiples, avec une prédisposition marquée tant pour la langue espagnole que pour les civilisations hispanique et latino-américaine.

En dépit de son régime politique actuel, nous ne pouvions rester insensibles à l’éblouissement éprouvé par le poète espagnol Federico Garcia Lorca, lorsqu’en mars 1930, pendant plus de trois mois, il séjourne à Cuba, à l’invitation de l’écrivain Fernando Ortiz, alors directeur de l’Institut hispano-cubain à la Havane. Dans une lettre à ses parents, datée du 5 avril 1930, il parle de cette société mulata, mélange intime des sociétés espagnole et africaine dont il résulte une culture originale et unique au monde, la culture cubaine.

Lorca écrit : « Cette île est un paradis […] si je disparais qu’on me recherche en Andalousie ou à Cuba ». Cependant, pour notre génération, Cuba est avant tout assimilé à son régime socialiste, à parti unique, lié à la personnalité contrastée de Fidel Castro qui, depuis plus de cinquante ans, exerce de façon très peu démocratique, son rôle de Comandante en jefe. Au-delà de tous les excès connus, Cuba conserve pour nombre d’étrangers une dimension mythique. C’est en effet le pays où, pour la première fois en Amérique latine, des révolutionnaires, après plusieurs années de lutte, remportent la victoire contre l’armée régulière du pouvoir en place. Le renversement du dictateur Fulgencio Batista est une mise en cause directe de la très forte présence politique et économique des États-Unis dans l’île depuis la fin du 19è siècle.

Malgré les dérives autoritaires du pouvoir castriste, le régime a obtenu un certain nombre de succès non négligeables et, en premier lieu, un taux d’alphabétisation de la population de 98,8 %. Il a su également développer, sur tout le territoire, un système de santé et d’éducation uniques en Amérique latine. Il a enfin mené plusieurs réformes agraires, survécu au blocus économique et à une politique impitoyable, mise en place en 1961 par les États-Unis, qui prive alors la population des biens les plus élémentaires.

Avec les années, le régime de Fidel Castro s’est radicalisé, niant les droits élémentaires des Cubains et usant de traitements violents à l’égard des contestataires ou de ceux qui souhaitaient fuir la misère. La situation s’aggrave encore à partir de l’effondrement de l’ex-URSS, premier acheteur de la canne à sucre, devenue une monoculture imposée à Cuba contre du pétrole.

Dans les années 90, Cuba connaît une période très dure dite el periodo especial en tiempos de paz. Avec la disparition de son client principal, le gouvernement ne trouve pas de solution de substitution. La famine entraîne à plusieurs reprises des soulèvements de la population. Avec le sens de l’opportunisme qui le caractérise Fidel Castro invite en 1998 le Pape Jean-Paul II afin de donner quelque satisfaction au peuple cubain très largement croyant. Pour la première fois, un pape foule le sol de Cuba et les cubains obtiennent le droit de célébrer officiellement la fête de Noël dans un pays, où, entre 1959 et 1976, nombre de personnes ont été persécutées pour leurs convictions religieuses. Il faut attendre 1992 pour que la liberté de culte soit également admise. Dans son discours d’adieu, le Pape dénoncera les conséquences négatives de l’embargo américain sur la population cubaine.

En juillet 2006, Fidel Castro, contraint par la maladie, transmet une partie de ses pouvoirs à son frère Raul Castro. Le 24 février 2008, el Comandante en jefe cesse d’exercer ses fonctions et Raul Castro, vice-président et ministre des Armées est élu à la tête de l’Etat. Cuba entre alors dans un processus d’évolution irréversible en introduisant des éléments de privatisation destinés à rendre plus productif et efficace le modèle socialiste. Un statut particulier est instauré qui ressemble à ce qu’on appelle en France le statut d’auto-entrepreneur. Il concerne trois professions : les chambres d’hôte (casas particulares), les chauffeurs de taxis, les salons de beauté et de coiffure soumis à l’obtention d’une licence et au paiement d’impôts. Cette initiative remporte un tel succès, qu’en l’espace de six mois, en 2010, pas moins de deux cent vingt mille licences ont été accordées.

Nous voulions savoir ce qui restait des principes positifs de l’utopie cubaine ou si, comme s’interroge le réalisateur Renaud Schaack dans l’un de ses films, sorti en 2007, Cuba [était] une utopie brisée ? Qu’en restait-il ? Il était urgent d’aller sur place, à la rencontre des Cubains, si possible au plus près de leur quotidien, ainsi qu’à l’écoute de leur musique omniprésente.

Nos critères étaient simples, voyager en indépendant, en logeant chez l’habitant dans les casas particulares. Nous avions avec les Cubains la langue en partage et nous disposions d’un contact amical avec des musiciens cubains de la Havane. D’emblée, nous avions exclu de notre voyage, ce qui, aux yeux de millions de touristes, fait l’attrait de Cuba, à savoir ses magnifiques plages de sable fin au nord, du côté de Varadero ou dans les Cayos, le tout, dans le cadre de séjours « todo incluido ».

Afin de ne pas nous limiter à la splendeur à la fois décadente et contemporaine de la Havane, nous avions décidé, dès le départ, d’aller jusqu’au bout de l’île, dans l’Oriente, dont est originaire la famille Castro. C’est-à dire, à Santiago de Cuba et même au-delà jusqu’à Baracoa, première capitale historique de Cuba. Puis, dans un deuxième temps, d’explorer l’ouest à partir de la Havane. S’est donc tout de suite posée à nous la question des modes de transport. Force nous a été de constater que nous ne pouvions pas voyager, si aisément que cela, avec des cubains. Le train au réseau, aujourd’hui très limité, nous avait été formellement déconseillé pour son caractère aléatoire et peu sûr. Il faut dire que les déplacements sont un souci permanent pour la population. Les Cubains pratiquent l’auto-stop, la marche à pied, ils circulent en bicyclette, moto, side-car, s’entassent, tous âges confondus, dans n’importe quel type de véhicules, charrettes, carrioles tirées par des bœufs ou des chevaux, dans des camions américains et parfois russes, retapés sommairement et bien entendu, non climatisés. Ajoutons que pour circuler dans l’île, l’état des routes limite les circuits et ne favorise pas la location de voitures individuelles. Une voiture conduite par un non initié s’expose à de mauvaises surprises. A qui veut traverser le pays, il reste alors le taxi, la voiture avec un chauffeur cubain ou les réseaux d’autocars de marque chinoise Yutong, climatisés et réservés exclusivement aux touristes et aux Cubains travaillant pour le tourisme. Sur le bord de la route, il n’est pas rare de voir des Cubains agiter quelques billets dans l’espoir d’être admis à bord. Le chauffeur ne s’arrête jamais, sauf pour quelques rares « privilégiés ».

Nous avons donc circulé en autocar tant avec la compagnie Viazul qu’avec Havanatur, toutes deux entreprises de l’Etat dépendant de la Cubanacan. Rappelons que la Cubanacan, en 2012, possédait 50% du marché du tourisme (58 hôtels, soit 8000 chambres, 48 restaurants, des boutiques, un service de location de voiture et un parc d’autocars) et qu’elle accueillait dans ses installations près de la moitié des touristes étrangers : c’est une société mixte dont 51% du capital est cubain, le reste revenant à des investisseurs privés, espagnols et canadiens pour l’essentiel. Cependant pour disposer d’une plus grande liberté, de Camagüey à Baracoa via Santiago de Cuba, nous avons choisi de circuler dans une voiture particulière conduite par un Cubain.

Nous étions finalement, à notre corps défendant, des touristes puisque tout nous séparait de la population, à commencer par l’absence de possibilités réelles de vie en commun, si ce n’est de nombreuses conversations, souvent très instructives, avec les propriétaires descasas particulares. Au demeurant, le Cubain est doué d’une capacité d’adaptation remarquable. Il doit faire face au manque d’infrastructure routière, de transports en commun, aux pannes d’électricité qui paralysent parfois, une journée entière, les heureux propriétaires d’un ordinateur. Il est devenu maître dans l’art de réparer n’importe quelle carcasse et d’en faire un objet mobile : motos, voitures de toutes marques qui, d’ailleurs, fonctionnent très bien avec des pièces détachées détournées de leurs fonctions d’origine.

Mais le véritable fossé entre les Cubains eux-mêmes et entre les Cubains et les touristes, c’est l’argent. Cela tient à l’existence de deux monnaies : le peso cubano et le peso convertible dit CUC (Convertible Unit Currency), créé en 1994 et depuis 2011, aligné sur le dollar. Un CUC en 2012 valait environ 24 pesos cubanos. Il faut rappeler ici que la population cubaine voit son salaire versé en pesos cubanos. En moyenne, un agent de l’Etat reçoit par mois entre 300 et 450 pesos cubanos. Cette monnaie ne lui permet 3 d’acquérir que des produits de première nécessité inscrits sur la liste arrêtée chaque année par le gouvernement (riz, sucre, café, haricots…) et achetés dans les magasins réservés à ceux qui détiennent la libreta, un carnet d’alimentation institué il y a cinquante ans. Mais d’année en année, le nombre des articles s’amenuise et les Cubains doivent payer les transports, l’électricité, les vêtements en pesos convertibles, sans compter des produits tels que le savon… ou même certaines denrées, comme les légumes. Cette situation marginalise la population la plus fragile, notamment les personnes âgées, véritables laissées-pour-compte de la société cubaine. Comme nous le confiait un chauffeur de taxi de la Havane, « avec notre salaire, il est impossible de vivre, alors chacun s’arrange comme il peut. Le gouvernement le sait très bien et ferme les yeux. Personne n’est inquiété pour un larcin. En revanche, si l’on est suspecté d’être un opposant au régime, alors on sera poursuivi et condamné au motif de vol ». Pour toutes ces raisons, le Cubain doit avant tout se procurer des pesos convertibles. La première source de CUC, c’est le touriste, objet de convoitise qui suscite des mouvements parfois violents entre les tenanciers de casas particulares et les jineteros cherchant à détourner les clients vers d’autres casas particulares pour lesquelles ils travaillent contre rémunération.
Michel Villand et Francis Matéo, auteurs de l’ouvrage « Mon associé Fidel Castro », publié en mars 2012, résument de façon imagée et fort réaliste la situation des touristes considérés par la plupart des cubains comme des « dollars sur pattes », autrement dit, selon nous, comme des « machines à CUC ».

Un pays, plusieurs réalités

La société cubaine est aujourd’hui très inégalitaire partagée entre riches et pauvres. Le fossé sépare, d’une part, les salariés de l’Etat et, d’autre part, ceux qui gèrent leurs propres affaires. Ces derniers, pour la plupart, travaillent dans le monde du tourisme ou bénéficient de l’aide significative apportée par leurs familles expatriée le plus souvent en Floride. Les agents de l’Etat sont de plus en plus contestés, si l’on s’en tient aux propos tenus par Raul Castro, quand il déclarait le 27 décembre 2008: « il s’agit de donner sa vraie valeur au salaire », et, il ajoutait « …il n’y a pas d’alternative ». Le luxe s’affiche désormais dans les quartiers riches de la Havane tel que Miramar ou à travers les immeubles historiques du centre-ville, pour certains, magnifiquement restaurés et destinés désormais à une clientèle internationale, chassant ainsi peu à peu la population du centre historique de la ville. Les russes, particulièrement nombreux à Cuba, étalent leur richesse de façon ostentatoire, un peu partout dans les villes, notamment à la Havane. De toutes parts on annonce la construction d’hôtels de luxe, notamment sur la Isla de la Juventud, au sud de Cuba, dans des espaces encore vierges. Des fractures se créent entre la génération des soixantenaires, élevés dans l’attachement à la révolution qui leur a permis d’apprendre un métier et de vivre décemment et les plus jeunes, qui se sentent peu concernés par cet héritage et plutôt attirés par ce que leur fait miroiter la société de consommation. Sur la voie publique, la population reste indifférente aux slogans pourtant attribués aux pionniers de la révolution de 1959, héros admirés par nombre de cubains. Citons le général Camilo Cienfuegos Gorriarán, disparu le 28 octobre 1959, Ernesto Guevara dit le Che, exécuté en Bolivie le 9 octobre 1967. Le premier militant de l’indépendance, José Marti (1853-1895), dont la figure a inspiré les révolutionnaires et dont les idées ont irrigué l’ensemble du système d’éducation a son buste présent dans toutes les écoles. Ces slogans, dans un parfait état de conservation car repeints régulièrement, sont inscrits sur tous les murs de l’île, dans les villes comme dans les campagnes et constituent, tel le fil conducteur d’une exposition muséographique, les paraboles d’une révolution désincarnée et à laquelle plus personne ne croit.

Marie-France Calas et Alain Villain Paris, décembre 2015


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